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L’univers est notre portrait. Seuls les immatures s’imaginent que le cosmos est ce qu’ils pensent qu’il est.
Sigan VISEE,
Premier Chef Instructeur de l’École de Navigation de la Guilde.
D’murr, fit la voix au fond de sa conscience. D’murr…
Dans la chambre de navigation, en haut du Long-courrier, D’murr nageait dans le gaz d’épice, ses pieds palmés battant en rythme dans les lents tourbillons orangés. Il était en transe de navigation, les soleils et leurs planètes déployés dans la plus vaste tapisserie qui pût se concevoir, chaque fil de la trame lui étant offert. Il ressentait un plaisir suprême quand il pénétrait la matrice de l’univers et s’élançait à la conquête de ses mystères.
Tout était paisible dans les profondeurs de l’espace. Les soleils s’allumaient et déclinaient dans la nuit de l’éternité.
D’murr s’immergea dans les calculs de haut niveau qui lui révéleraient le chemin le plus sûr entre les systèmes et les pièges des étoiles, la clé pour piloter le vaisseau-léviathan jusqu’à destination. Son esprit allait se déployer jusqu’aux bornes de l’univers et il serait seul à déplacer le Long-courrier jusqu’à sa prochaine escale. En cet instant absolu, il voyait l’avenir à court terme et se pliait à son schéma.
Il s’était montré une recrue surdouée entre les rangs des quelques humains mutés de la dernière promotion de Navigateurs. Humain. Ce mot n’éveillait que des traces de souvenirs épars dans sa mémoire.
Depuis dix ans, il avait choisi d’être arraché à la réalité douteuse de la vie pour être projeté dans cette autre existence, partagée entre le rêve et le cauchemar. Et il savait que son apparence physique aurait effrayé ceux qui n’étaient pas préparés à le rencontrer.
Mais les avantages compensaient tout. Il avait découvert la beauté cosmique qui échappait pour toujours aux autres formes de vie : ce que toutes les intelligences pouvaient imaginer, il le savait désormais, il le voyait.
Pour quelle raison la Guilde l’avait-elle accepté ? Les étrangers étaient rarement admis dans ce corps d’élite : la Guilde favorisait ses candidats au poste de Navigateur, ceux qui étaient nés dans l’espace profond, progénitures loyalistes d’employés de la Guilde qui, parfois, n’avaient jamais posé le pied sur un monde.
Est-ce que je ne suis qu’un sujet d’expérience, un monstre parmi les autres ? Quelquefois, dans ces vastes moments de contemplation que lui laissait un voyage, son esprit se perdait. Est-ce que l’on est en train de m’éprouver en cet instant même au travers de mes pensées aberrantes ? Quand le sentiment brûlant de son ancienne vie lui revenait, il avait l’impression de se retrouver au bord d’un précipice et il se posait la question : au milieu du vide du cosmos, devait-il sauter dans l’autre vide ? Mais la Guilde le surveillait sans répit.
En dérivant dans la chambre, il abordait les courants de ses émotions mourantes et une mélancolie inhabituelle se refermait sur lui. Il avait sacrifié tant de lui pour devenir cet autre moi. Il ne pouvait débarquer sur une autre planète, désormais, sans être installé dans un vaste réservoir de gaz d’épice monté sur roues.
Il se concentra pour redresser le cours de ses pensées. S’il laissait son moi humain reprendre de la force, il risquait de dévier le Long-courrier, de le perdre dans des itinéraires de danger.
D’murr, insista la voix, comme une vrille de douleur pulsante. D’murr…
Il l’ignora, il tenta de se convaincre que de telles pensées, de telles traces de regrets étaient le pénible apanage des Navigateurs. Mais pourquoi les Instructeurs ne l’avaient-ils pas prévenu ?
Je suis fort. Je peux dominer cela.
C’était un vol de routine à destination de Wallach IX, le monde du Bene Gesserit. Il pilotait l’un des récents Long-courriers conçus par les Ixiens avant que les Tleilaxu ne soient revenus à un modèle antérieur, moins efficace, après leur prise de pouvoir. Mentalement, il parcourut la liste des passagers dont les noms s’affichaient sur les parois de sa cuve.
Il y avait un Duc à bord : Leto Atréides. Ainsi que son ami Rhombur Vernius, héritier en exil de l’ancienne famille fortunée des Vernius d’Ix. Des visages et des souvenirs familiers…
Une vie auparavant, D’murr avait été présenté au jeune Leto dans le Grand Palais. Les Navigateurs entendaient des bribes d’informations sur l’Imperium et pouvaient accéder aux fréquences de communication, mais ils se préoccupaient peu des affaires ordinaires. Ce jeune Duc avait gagné un Jugement par Forfaiture, un exploit magistral qui lui avait valu le respect de tout l’Imperium.
Pourquoi se rendait-il sur Wallach IX ? Et en compagnie du prince exilé d’Ix ?
La voix lointaine s’infiltra de nouveau dans son esprit en même temps qu’une bouffée de crachotements parasites : « D’murr… réponds-moi… »
Dans une soudaine illumination, il prit conscience que c’était un appel de son ancienne vie. Le loyal, le gentil C’tair tentait de le contacter, même si, depuis des mois, D’murr avait été dans l’incapacité de lui répondre. Sans doute était-ce une distorsion causée par la constante évolution de son cerveau : le golfe qui les séparait devenait sans cesse plus vaste.
Les cordes vocales atrophiées d’un Navigateur pouvaient encore former des mots, mais la fonction première de sa bouche, maintenant, était de consommer du Mélange. De plus en plus de Mélange. L’épice avait rejeté les contacts de la vie passée de D’murr. Il ne connaîtrait plus l’amour à l’exception de traces de souvenirs vacillantes. Il ne toucherait plus jamais un corps humain…
Il plongea sa main palmée dans un container et avala une pilule de concentré de Mélange avec sa bouche devenue minuscule pour accélérer le flux d’imprégnation de son métabolisme. Son esprit flottait, mais pas encore assez pour atténuer la douleur venue du passé et de cette tentative de contact extérieur. Les émotions, cette fois, étaient trop fortes pour qu’il les jugule.
Son frère cessa enfin de l’appeler, mais il savait qu’il recommencerait bientôt, comme toujours.
À présent, il n’entendait plus que le sifflement du gaz qui se déversait dans la chambre. Le Mélange le remplissait, saturait ses sens. Il n’était plus une individualité, il lui était interdit de parler à son frère, maintenant ou plus tard. À jamais.
Il ne pouvait plus qu’écouter et se rappeler…